Arthur Rimbaud

Ses poèmes annotés, sa biographie...

Bal des pendus

« Bal des pendus » fait partie des poèmes confiés par Arthur Rimbaud à Paul Demeny en octobre 1870. Le titre n’est pas sans rappeler « Ballade des pendus » de Villon, insérée par Théodore de Banville sans son Gringoire. D’après Georges Izambard, Arthur se serait inspiré de cette pièce de Banville pour préparer son devoir intitulé la lettre de Charles d’Orléans à Louis XI, ce qui daterait ce poème de février ou d’avril 1870. Cependant, d’autres analogies semblent apparaître, notamment avec deux poèmes de Gautier, « Bûchers et tombeaux » et « Le Souper des armures » (du recueil Emaux et camées, à partir de l’édition de 1858). Dans le premier, le squelette « se déshabill[e] de sa chair » et déploie son « chapelet de vertèbres » et un cheval « se cabre » dans un cadre prosodique faisant rimer les mêmes mots : vertèbres et funèbres, macabre et cabre. Arthur s’est peut-être aussi souvenu du poème de Victor Hugo L’Homme qui rit, pour l’intervention des corbeaux. Ici la poésie de Rimbaud évolue vers la caricature, le squelette « crisp[ant] » ses doigts « sur son fémur » préfigure les « doigts crispés à leurs fémurs » des Assis, attachés aux « grands squelettes noirs » de leurs chaises.

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins1
Les maigres paladins du diable2
Les squelettes de Saladins3.

Messire Belzébuth4 tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël !

Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
Que serraient autrefois les gentes damoiselles,
Se heurtent longuement dans un hideux amour...

Hurrah ! les gais danseurs, qui n’avez plus de panse !
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop ! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse !
Belzébuth enragé racle ses violons !

Ô durs talons, jamais on n’use sa sandale !
Presque tous ont quitté la chemise de peau :
Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau :

Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
Un morceau de chair tremble à leur maigre menton :
On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des preux, raides, heurtant armures de carton.

Hurrah ! la bise siffle au grand bal des squelettes !
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les loups vont répondant des forêts violettes5 :
A l’horizon, le ciel est d’un rouge d’enfer6...

Holà, secouez-moi ces capitans7 funèbres
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
Un chapelet d’amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce n’est pas un moustier8 ici, les trépassés !

Oh ! voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou,

Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements9.

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent dansent les paladins
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.

Arthur Rimbaud

Manuscrit autographe confié à Paul Demeny en octobre 1870.

  1. Chevaliers errants du Moyen Age.
  2. Ici les paladins désignent les infidèles pendus par les croisés.
  3. Sultan d’Egypte (1138-1193) célèbre pour ses combats contre les croisés.
  4. Le diable.
  5. Les hurlements des loups répondent au bruit du vent dans les arbres de la forêt. En souvenir des forêts ardennaises, Rimbaud utilisera souvent l’adje violet pour désigner des forêts humides.
  6. Choix de couleurs « sataniques » : noir, violet, rouge « d’enfer ».
  7. Personnage fanfaron de la comédie italienne. Personne ridicule.
  8. Terme ancien désignant un monastère.
  9. L’idée de cette parade bouffonne, comparable aux pitreries des « baraques » de foire, l’idée aussi du « squelette fou » qui s’élance nbsp;rebondit » au milieu du bal « au chant des ossements » paraissent, cette fois, plus directement issues de l’imagination fantastique et burlesque de Rimbaud. La pièce se termine, toujours suivant le goût de Banville et du Moyen Age, par une reprise du refrain initial.