Arthur Rimbaud

Ses poèmes annotés, sa biographie...

Mes petites amoureuses

Ce poème est inclus dans la lettre du voyant que Rimbaud envoie à Paul Demeny, de Charleville, le 15 mai 1871, sous la forme d’un intermède introduit de cette façon : « Ici j’intercale un second psaume, hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, – et tout le monde sera charmé. – J’ai l’archet en main, je commence : ». C’est le modèle de la strophe hétérométrique (alternant les vers de huit et quatre syllabes) qui est utilisé ici, tout comme dans « Les Réparties de Nina ». Notons également la reprise du mot « laideron » comme un leitmotiv. Certains ont dit de ce poème qu’il était le fruit d’une déception sentimentale datant de mai 1871, en référence à un témoignage de Léon Pierquin. En réalité il s’agirait plutôt d’une réponse parodique à un poème d’Albert Glatigny, paru en 1864 dans le recueil Les Flèches d’or et intitulé « Les petites amoureuses », même si le nom de ce poète n’est jamais évoqué dans la lettre. Ce poème, en plus de son rythme de ballade hugolienne, contient de nombreux termes peu utilisés, détournés de leur sens initial, ou inventés : « hydrolat », « tendronnier », « pialats », « bandoline », « fouffes », « éclanches ».

Un hydrolat1 lacrymal lave
Les cieux vert-chou :
Sous l’arbre tendronnier2 qui bave3,
Vos caoutchoucs

Blancs de lunes particulières
Aux pialats4 ronds,
Entrechoquez vos genouillères
Mes laiderons !

Nous nous aimions à cette époque,
Bleu laideron !
On mangeait des oeufs à la coque
Et du mouron !

Un soir, tu me sacras poète
Blond laideron :
Descends ici, que je te fouette
En mon giron;

J’ai dégueulé ta bandoline5,
Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front.

Pouah ! mes salives desséchées,
Roux laideron
Infectent encor les tranchées
De ton sein rond !

Ô mes petites amoureuses,
Que je vous hais !
Plaquez de fouffes6 douloureuses
Vos tétons laids !

Piétinez mes vieilles terrines
De sentiments;
Hop donc ! Soyez-moi ballerines
Pour un moment !

Vos omoplates se déboîtent,
Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent,
Tournez vos tours !

Et c’est pourtant pour ces éclanches7
Que j’ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
D’avoir aimé !

Fade amas d’étoiles ratées,
Comblez les coins !
− Vous crèverez en Dieu, bâtées
D’ignobles soins !

Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons.

15 mai 1871

  1. Eau de distillation de fleurs ou de plantes arômatiques qu’on trouvait en pharmacie. Ici « hydrolat lacrymal » signifie « pluie ».
  2. Néologisme tiré de « tendron ». Rimbaud joue ici sur l’ambiguité de deux sens du mot : « bourgeon » et « jeune fille ».
  3. Pluie qui dégouline.
  4. Ardennisme désignant une tâche formée par les larmes ou la pluie et dérivé du verbe « pialer » qui signifie « pleurer ».
  5. Sorte de brillantine, préparation à base d’huile, destinée à assouplir et donner du brillant aux cheveux. La cousine Bette « consommait de la bandoline pour sa chevelure lisée » (Balzac, « La Cousine Bette », 1848, La Comédie humaine, Bibliothèque de la Pléiade, t. VII, p. 195).
  6. Ardennisme désignant des chutes de tissus récupérées lors de la création d’un vêtement, et par extension, « loques », « chiffons ». Ce terme est toujours utilisé en Belgique.
  7. Terme picard de boucherie désignant les épaules d’un mouton et ici employé pour parler de jeunes filles...