Arthur Rimbaud

Ses poèmes annotés, sa biographie...

Le Mal

Ce poème, remis par Rimbaud en octobre 1870 à Paul Demeny, a été publié pour la première fois dans Reliquaire (Genonceaux éditeur, novembre 1891). C'est ce manuscrit, le seul connu, qui est conservé à la British Library de Londres.
Certains pensent voir dans ce poème une opposition entre le dédain de Dieu pour les rites somptueux et son affection pour les pauvres qui n’ont « qu’un gros sou » à lui donner, pour les mères affligées. D’autres lui attribuent une intention satirique, avec un Dieu qui dort pendant que les hommes se font la guerre, qui « rit » devant la somptuosité de son culte, qui s’endort pendant les hosannah (les chants religieux), et qui se réveille au son de la monnaie du culte. La seconde hypothèse semble la plus plausible, étant donné l’attitude vivement anticléricale adoptée par Rimbaud à partir de l’été 1870.
« Le Mal » apparaît déjà dans « Le Forgeron » : « Oh ! splendides lueurs des gorges ! Plus de mal... » et d’après Ernest Delahaye, Rimbaud disait "Bien connaître les préjugés, les ridicules, les erreurs, enfin le Mal, pour en hâter la destruction » (Souvenir familiers à propos de Rimbaud, Verlaine, Germain Nouveau) en parlant de la littérature réaliste. Mais ici, le titre ne semble pas faire clairement référence au texte. S’agit-il de la guerre ou de la religion ?

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts1, près du Roi2 qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !... –

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées2
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah3 s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

Arthur Rimbaud

Manuscrit autographe confié à Paul Demeny en octobre 1870.

  1. Couleurs des uniformes des soldats français (rouges) et prussiens (verts).
  2. Sur le manuscrit, Arthur Rimbaud avait d’abord écrit « chef » avant de le remplacer par « Roi ».
  3. Tissées comme le damas, étoffe luxueuse.
  4. Chants religieux ou cris de joie.